Ep. 5 : Des éléments déchaînés

Chronique du royaume de France en l’an deux mille vingt-et-un. Semaine du 12 avril : des éléments déchaînés.

Alors que la peste coronale avait enfermé tous les habitants du royaume en leurs demeures, les éléments faisaient trembler la terre de France.

Dans une île lointaine, entre deux morceaux du royaume lovés dans la Caraïbe, un volcan était en train de se réveiller. Il crachait, il soufflait, il vitupérait. On eût dit que lui aussi était atteint du mal tant craint. Il projetait sa glaire poussiéreuse à plusieurs kilomètres de haut, et elle retombait, comme un mince voile de gaze fuligineux, sur toutes les îles alentours.

En Martinique, on retrouva par exemple la cendre dans les piscines. On en déduisit qu’il devait y en avoir également dans l’air. Cela s’ajoutait à un épisode de brume des sables qui avait envahit l’île depuis quelques jours. Un vent transocéanique poussait des grains venus du Sahara jusqu’à Fort de France, et recouvrait tout d’une poussière ocre. Les poumons souffraient.

Dans le même temps, dans la partie continentale du royaume, une vague de froid comme on en n’avait pas vue depuis trente ans recouvra une partie du pays. Le printemps avait été précoce ; les vignes et les arbres fruitiers étaient déjà bien avancés. Et voilà que le gel descendit en quelques nuits. Moins un, moins deux, moins trois, moins quatre. Les plantes n’allaient pas tenir.

Tous les paysans du royaume, ces héros qui dessinaient le paysage, sortirent des milliers et des milliers de chandelles. C’étaient des outils de fortune, qui brûlaient au milieu des champs et des vignes, pour espérer maintenir une température supportable.

Un journal titra : « au chevet des vignobles, un cauchemar de feu et de glace ». Il citait Baudelaire : « Une atmosphère obscure enveloppe la ville, aux uns portant la paix aux autres le souci ».

On dressa un bilan provisoire : en certains endroits cinquante à quatre-vingt pour cent des récoltes étaient foutues. Les risques de pénuries étaient certains. La peste coronale avait eu des conséquences sur l’agriculture de certains pays clé du monde et l’on voyait déjà le cours du café monter, monter depuis des mois.

Pendant ce temps, au pays du lait et du miel, on s’apprêtait à fêter l’indépendance. Cela faisait soixante-treize ans que le peuple Juif était revenu sur sa terre et essayait, tant bien que mal, de construire le pays.

La peste coronale y était devenue anecdotique grâce à une panacée venue des Pays de l’Alliance (ainsi que l’on nommait les États Unis dans la langue hébraïque restaurée). Tous les jours, on suivait l’oracle et l’on regardait les chiffres : ceux-ci baissaient constamment. Le ministère de la santé avait choisi comme slogan : « retour à la vie » pour dire retour à la normale. Il n’y avait plus de patients dans les hôpitaux de Tel Aviv et, après le congé de fin de semaine, les masques ne seraient plus obligatoires à l’extérieur. La mascarade reculait.

Ce jour-là était, plus précisément, le jour du souvenir. On commémorait les 23,928 soldats morts pour sauvegarder le pays ainsi que les victimes d’attentats terroristes. On allumait des bougies partout, y compris dans les supermarchés, dans les écoles ou les hôtels. A la radio, on lisait les noms, et on prenait le temps de raconter qui ils étaient.

Le jour du souvenir venait quelques jours après le jour de la Shoah et de la vaillance. On y commémorait les disparus de la seconde guerre mondiale et on pleurait la destruction d’un tiers du peuple, qui n’avait pas eu la possibilité de revenir se réfugier au pays.

On disait : la même semaine, on se souvient du prix à payer quand on n’a pas de pays et du prix à payer quand on en a un.

Ce jour-là, donc, on apprit dans le royaume de France, la conclusion sinistre d’une affaire qui avait déjà plusieurs années. Une dame avait été torturée puis jetée par la fenêtre par un de ses voisins. L’acte était clairement antisémite, la justice même l’avait reconnu. Et pourtant voilà que la cour de cassation confirmait la décision de première instance. Le meurtrier avait eu une bouffée délirante due à la consommation de stupéfiants et n’était donc pas responsable pénalement : il ne pouvait être jugé.

Son avocat se félicita que la cour ait dit le droit. Les spécialistes expliquèrent qu’en France, on ne jugeait pas les fous, et que le meurtrier était désormais traité dans un asile où il purgerait une peine probablement pire que la prison.

On avait dit le droit, certes, mais la morale, point.

Le royaume était héritier du droit romain, qui avait gravé dans chaque pierre de ses édifices : dura lex, sed lex. « La loi est dure, mais c’est la loi ». Ce faisant, ils avaient séparé le droit de la morale, et l’on se retrouvait parfois dans la situation baroque où le premier allait contre le second sans que personne ne puisse rien dire ou faire. Ceci était, pour une conscience israélite, totalement incompréhensible, puisque héritiers d’une culture, qui, depuis les dix commandements, avait placé la morale à la source du droit.

Les piailleurs israélites se retrouvèrent donc à contempler, dans la même journée les photos de soldats tombés au champ d’honneur, les photos des victimes d’attentats en Israël, et la photo de Sarah Halimi, souriante, et dont la justice avait fini par conclure que son histoire resterait en point de suspensions, du moins dans le royaume.

On nota à peine que la dépouille de la dame avait été enterré en Israël, pas en France. Cela faisait plusieurs années qu’un nombre croissant de Français israélites choisissait de se faire inhumer en Israël. Personne n’osait vraiment dire pourquoi, mais au fond, c’était parce que plus personne ne croyait réellement que la terre de France leur offrirait une sépulture éternelle.

Vendredi arriva. Le royaume était en pleurs. La cathédrale Notre-Dame, qui aurait dû sonner le tocsin, resta silencieuse. On venait d’apprendre que la peste coronale avait emporté sa cent millième victime. Cela faisait un an que les vies étaient bouleversées. Le seul moyen de voir la sortie était de garder l’œil fixé sur le Moyen-Orient. Israël était revenu à la vie : il n’y avait plus qu’à suivre l’exemple.

(A suivre…)

Image : See page for author, CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0, via Wikimedia Commons

Publié par Olivier F. Delasalle

Ecrivain. Cosmopolite enraciné. Gascon hébraïsant.

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