Ep. 4 : D’un certain feu de tourbière

Chroniques du royaume de France en l’an deux mille vingt-et-un. Semaine du 5 avril.

Il y avait une question qui hantait les philosophes depuis des lustres et des jubilés. Y réfléchir, c’était s’exposer au ridicule ; ne pas y réfléchir, c’était renoncer à penser. Saint Augustin lui-même avait vu le piège et s’en été extriqué par une pirouette. Il s’agissait d’envisager la nature du temps. Était-il discret ? Continu ? Linéaire ? Revenait-il éternellement ?

Le royaume de France, toujours enclin à la grandeur, était sur le point de résoudre cette énigme. Le temps était cyclique : les années vingt étaient de retour.

Tout commença lorsqu’une équipe de publicistes se rendit dans un immeuble discret qui devait rester anonyme. On leur avait donné une information : dans un certain appartement, se déroulait, chaque soir, des orgies interdites. On pensa qu’il y avait matière à intéresser le public.

Armés d’une caméra dissimulée, les publicistes se rendirent donc, par un riant soir d’avril, dans l’immeuble en question. Un couple passait par là. On lui demanda si c’était le lieux. Le couple, évasif : « il semblerait ».

On sonna à la porte. Un homme en livrée du Baron de Charenton ouvrit la porte. « C’est pour ? »

On les fit entrer.

Les publicistes demandèrent si il fallait porter un masque. Las ! Ce n’était pas une mascarade, on pouvait tomber le couvre-face. Ici, la peste coronale ne sévissait pas, les lambris dorés protégeaient encore mieux que la C18H26ClN3O.

Les publicistes demandèrent, émoustillés, où se tenait l’orgie. On leur tendit le menu et on les conduisit dans un salon privé. En guise de bacchanale décadente, les nobles de l’époque passaient à table. En cette période de prohibition, on avait réinventé le bar clandestin.

Le menu était prometteur : bouchées napoléoniennes, carpaccio de Saint-Jacques demi-deuil, Homard Thermidor. Les publicistes se pourléchaient déjà les babines. Le festin arriva. On vit des cornichons aux oignons, un pot au feu jeté en vrac dans une assiette à soupe et un homard qui avait passé un sale quart d’heure accompagné de carottes coupées à la six-quatre-deux.

Dans un restau routier ça aurait été le menu à douze euros ; dans un restau clandestin, on vous en demandait quatre cents. Manger avec un buste de Napoléon aux lauriers d’or au milieu de la table était à ce prix.

Le reportage fut diffusé. Les Français, sous le choc, entamèrent la discussion : qui dans les familles, qui sur les réseaux, mais pas dans les cafés, qui étaient toujours fermés. On découvrit dans le même temps que la maréchaussée avait fait une descente sur une plage et avait verbalisé, pour une somme similaire, des manants qui avaient eu l’audace de boire du rosé en petit groupe. Les pauvres avaient oublié d’installer un buste sur leur serviette.

Quelques jours plus tard, on apprit que l’immeuble discret était sis rue Vivienne, que c’était un palais, et qu’il en portait le nom. Le lieu était tenu par un certain Charenton, qui arborait une crinière de lion asthmatique et qui était un collectionneur forcené du premier empereur des Français.

Il disait organiser des déjeuners privés, entre amis, tranquillement, à la fraîche. Il était surtout vantard et avait la parole déliée. On retrouva des photos de lui avec quantité de célébrités et d’hommes politiques. On retrouva des citations à n’en plus finir. Il disait même avoir partagé sa table avec des ministres.

C’en était trop. La stupeur se mua en un million de piaillements.

Ces ministres, qui, depuis un an serraient les boulons du pays, interdisaient aux familles de se rassembler, aux croyants de prier, aux commerces d’ouvrir, se retrouvaient entre eux pour manger du homard ? Il ne manquait plus que les ortolans.

Les piaillements s’intensifièrent. On réclama les noms. On exigea des démissions. On inventa un mot dièse absurde : mangeons les riches. Il y eut comme un écho de la période révolutionnaire, qui avait, littéralement, connu des cas d’anthropophagie. Quelque chose bouillait que l’on ne voulait pas voir.

Parallèlement, on assistait à la lente submersion de Paris. La capitale était devenue, au fil de la décennie passée, une sorte d’aire d’autoroute malfamée que tout le monde détestait.

Ça avait commencé par des questions de saleté sur la voie publique. Des détritus étaient abandonnés aux quatre vents, les poubelles n’étaient pas vidées et, lorsqu’un passant confondait porte cochère et latrines, personne ne s’en émouvait outre mesure.

Puis la mairie, dans sa grande sagesse, avait mise en place une nouvelle politique. Elle appelait ça la démocratie participative, par opposition à la démocratie où tout le monde devait la fermer. On demandait aux gens si ils voulaient une nouvelle jardinière à l’angle de la rue Bidule ou si il fallait enlever le bac à sable du square Tartempion. De vraies questions de fond.

La secte des verdâtres y avait vu une opportunité. Puisque tout le monde haussait les épaules, autant s’y impliquer. Par un concours de circonstances, la secte en question gagna en poids relatif et finit par imposer ses vues.

Elle considérait que la nature était supérieure à la culture, que le savoir n’était réservé qu’à un petit groupe éclairé (eux) et que toute personne qui s’opposait était fasciste (on disait « d’extrême droite »).

Plus que tout, elle haïssait Paris. Elle haïssait tout ce que la ville représentait. Elle haïssait la beauté, elle haïssait la culture, elle haïssait la Chrétienté, elle haïssait l’Occident, elle haïssait la France. La liste de ses haines était fort longue.

Sous divers prétextes à la mode, elle entreprit un long saccage de la ville. Il s’agissait peu à peu faire diminuer ses lumières pour en faire un terrain vague qui signerait sa sortie définitive de l’histoire.

On installa des plots un peu partout. On modifia les routes pour empêcher les carrosses de circuler. On mit des palettes comme des bancs et des poubelles comme des pots de fleurs. On s’ingénia à trouver des moyens pour enlaidir les églises. On arrêta d’entretenir les espaces verts. On laissa pousser les mauvaises herbes. L’imagination de ces sectateurs était à la hauteur de leur mépris.

Les parisiens comme les touristes voyaient la capitale s’enlaidir à vue d’œil. Ils le regrettaient, ils s’en plaignaient, mais leur tristesse ne suffisait pas à faire la une des journaux ou à changer l’avis de la bourgmestre.

Mais voilà qu’un samedi, en pleine peste coronale, on commença à piailler. On postait des photos depuis des mois, mais rien ne prenait vraiment. Soudain, un mot-dièse s’imposa : Saccage Paris. Le mot était bien trouvé : il avait un accent gaullien. Paris saccagé, mais peut-être Paris libéré ?

Dans l’hôtel de ville, c’était la débandade. Personne ne suivait l’actualité : les propagandistes étaient en long congé de fin de semaine. La tendance prit très vite : on trouva des dizaines, des centaines de photos. C’était bien simple, il suffisait de descendre en bas de chez soi pour constater l’abandon, la saleté, la laideur. En quelques heures tout Paris fut à réseau ouvert : les preuves étaient aussi nombreuses qu’accablantes.

En début de semaine, les propagandistes revinrent à leur poste, horresco referens, et constatèrent les dégâts.

On commença par expliquer que c’était la faute des habitants, qui n’étaient pas soigneux. Si il y avait des ordures sur la voie publique, ça n’était quand même pas la faute de l’hôtel de ville ! Comme ça ne suffisait pas à contenir la vague, on dressa une nouvelle digue : tous ces gens qui se plaignaient, c’était un coup monté de l’extrême droite. Les heures sombres et nauséabondes de l’histoire étaient de retour.

Le réel n’étant ni de droite ni de gauche, on posta de nouvelles photos. Certains journaux, un peu plus avant-gardiste, écrivirent à ce sujet. On ressortit même un article du Guardian de trois ans d’âge évoquant le problème : on pouvait reprocher beaucoup de choses au journal, mais d’être d’extrême droite, certainement pas.

Alors les propagandistes lancèrent une troisième phase : ils expliquèrent qu’ils faisaient ce qu’ils pouvaient, mais qu’avec la peste coronale, les effectifs étaient diminués et qu’ils ne pouvaient pas faire face.

On aurait pu entendre l’argument concernant le ramassage des ordures, mais la destruction du paysage ? Le bétonnage ? L’équipe qui avait coupé une glycine centenaire en douce, prétextant qu’elle semblait morte alors qu’on était juste en hiver ? Visiblement, là, il n’y avait pas de problème d’effectif.

Alors les propagandistes lancèrent l’estocade : reconnaître qu’il y avait peut-être l’embryon d’un germe de commencement de problème et qu’on allait y réfléchir. Technique millénaire : pour en finir avec une question, créer une commission qui rendra ses conclusions dans quelques années.

Sur les réseaux, on continuait à poster des preuves à charge. Le déni du bourgmestre n’en était que plus criant. Encore un frémissant que l’on ne voulait pas voir.

Un vieux sage, qui était revenu d’Orient avec des proverbes plein les poches, remarqua : « le pays ressemble une tourbière fumante. Le feu couve et prend soudain en des endroits épars sans qu’on s’y attende. ».

Le feu couvait ; personne ne savait d’où allait surgir la prochaine flamme.

(à suivre…)

Image : Unknown authorUnknown author, Public domain, via Wikimedia Commons
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f8/Family_dining.jpg

Publié par Olivier F. Delasalle

Ecrivain. Cosmopolite enraciné. Gascon hébraïsant.

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