Chroniques du royaume de France en l’an deux mille vingt-et-un, par le sieur Olivier Bertrand de Saint Vallier, historiographe du royaume, abstracteur de quintessence publiciste.
On découvrit en cette première semaine de Mai, que la France était à vendre. Pas par ses citoyens, mais par ses dirigeants. On ne s’en ventait pas, on faisait dans le feutré, on écoulait tranquillement le patrimoine dans les salles de vente, assuré que ces gros benêts franchouillards ne s’en rendraient jamais compte.
Ça commençait à se voir.
La bourgmestre de Paris, à qui l’on devait la transformation de la capitale en zone de guerre, avec force plots en bétons et champs en friches, était également à la tête d’un réseau de brocanteurs.
Elle parcourait la capitale, incognita, au volant d’un vieux Trafic Renault, afin de repérer les nouvelles affaires.
On apprit par exemple que les fontaines de la porte de la Chapelle avaient disparu depuis quelques mois. Depuis combien de mois ? A peu près quatre-vingt-quatre. On les avait retirées momentanément, le temps d’installer le Tramway. Style Art déco 1935, parallélépipèdes en pierre blanche avec trois mascarons : les fontaines faisaient plusieurs mètres de long et pesaient dix tonnes chacune.
Trois ans après la fin des travaux, toujours pas de fontaines. Les riverains s’inquiètent, ils interpellent un édile lors d’une réunion publique. La mairie ignore où elles se trouvent, elle va enquêter. Elle enquêta, mais se plaignit au passage de l’émotion des habitants pour quelques blocs de béton. On rectifia : c’était des blocs de marbre.
La mairie finit par admettre, via une source qui préféra rester anonyme, que les fontaines avaient bien été détruites et que les mascarons avaient été vendus. Nana la brocante avait encore frappé.
Elle était d’ailleurs à la manœuvre sur d’autres affaires. On était par exemple en train de démanteler les bancs publics, ceux sur lesquels les amoureux se bécotaient. Dans le Paris participatif il n’y avait pas de place pour de telles activités. Un groupe de parisiens, probablement d’extrême droite selon l’analyse initiale de la bourgmestre, créa une cagnotte pour racheter le pauvre meuble.
On apprit encore dans les gazettes que les grilles de l’hôtel de Lauzun, qui appartenait également à la mairie, avait été vendue en 2018 et qu’elles passeraient également bientôt à l’hôtel des ventes. En plus de brocanteuse, la dame de Cadix, était également ferrailleuse.
Le catalogue de la vente, intitulée « Paris, mon amour » devint la pièce à conviction. Longue vue utilisée à la tour Eiffel (lot numéro quatre-ving-dix-sept, estimé entre mille et mille cinq cents euros), candélabre de bouche de station de métropolitain parisien par Adolphe Dervaux (lot numéro deux cent cinquante), bancs de métro (lots deux cent cinquante un et deux) et enfin portes de l’hôtel de lauzun : « Hôtel de Lauzun, Paris, superbe porte double cintrée ajourée ; fer forgé et tôle dorée ; vantaux à bordures latérales et dormant supérieur fixes, à décor d’entrelacs. Partie centrale à barreaux carrés, crosses, volutes et éléments dorés sinueux ».
Mise à prix : trois mille euros. Rendez-vous le mardi 18 mai à treize heures pour participer à la curée.
Pendant qu’on désossait Paris comme un chapon le soir de la Noël, on essaya d’enterrer Napoléon une seconde fois.
L’empereur était passé ad patres un cinq mai voilà deux siècles exactement, et l’événement appelait commémoration.
« Commémorer n’est pas célébrer » rappela le maître ès éléments de langage. On entendit aussitôt la ritournelle dans toutes les boites à paroles. Commémoration n’est pas, n’est pas célébration. Commémoration ? Oui. Célébration ? Non, certainement pas, ce n’est pas pareil.
La raison de la précision ? La secte des pigmenteurs était en émoi. Un professeur ès colonisation et mélanine avait écrit une longue tribune dans un journal new yorkais, qui avait appelé l’empereur « chef de la suprématie blanche ». On avait cru à un troll des cavernes sorti pour espérer s’accaparer un peu de la lumière impériale, mais non : la dame était tout à fait sérieuse.
Napoléon avait rétabli l’esclavage en récupérant la Martinique des Anglais, qui ne l’avaient jamais abolie, ergo, c’était le chef du Ku Klux Klan. La démonstration était un peu courte, mais elle reflétait la gêne de l’État, qui, depuis des mois, disait qu’il fallait faire quelque chose, mais en même temps, rien. Bonaparte, à la limite, mais Napoléon, certainement pas.
Le jour venu, sa présidentialité commença par une allocution sous la coupole de l’Institut.
Le discours avait été délégué à une plume, qui l’avait sous-traité à un plumitif, qui l’avait donné à son neveu, qui devait être en sixième.
Le président arriva en majesté, brushing des années huitante, air narquois, dodelinant de la tête comme un jouet à ressort. Il se lança dans un de ces exercices de pensée complexe dont il avait le secret. Il commença par affirmer « la volonté de ne rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent », continua en disant que nous étions « un pays de temps long, qui avance sans effacer » avant de dire que la France était « une nation palimpseste ».
Palsambleu !
On chercha aussitôt la définition dans le Littré : « Manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du moyen âge ont effacé, puis recouvert d’une seconde écriture ».
Se moquait-on du monde ? En tous cas le rédacteur se moquait du président, qui continua à bafouiller en lisant un texte qu’il découvrait pour la première fois et en marquant les intonations au mauvais endroit.
Il sembla ravi de quelques fulgurances stylistiques : « dire son nom continue de faire vibrer partout mille cordes d’imaginaire » suivi de « les suppliques grelottantes des soldats ». Il y eut même un vers : « de l’empire, nous avons renoncé au pire, et de l’empereur nous avons embelli le meilleur », ce qui permit de rappeler que « nous sommes un écho intime fait de vertus anciennes et de paradoxes ».
Le portrait de l’empereur était ciselé : « on aime Napoléon parce que sa vie a le goût du possible » et « [elle] était également un chant (champ?) de la raison ». Avant de conclure sur une litanie de paradoxes : il était également capable de « hauteur ubuesque » et « de modestie provocante », lui « aigle et ogre, Alexandre et Néron ».
En plus d’être économiste, philosophe et épidémiologiste, le président était également historien, moraliste et poète.
Un historien piailla : « A l’institut, discours réussi du PR ». Il avait joint une photo cruelle : Jupiter discourait face à des fauteuils vides, au demeurant fort intéressés.
Après le discours, sa présidentialité se rendit de coupole en coupole, et rencontra un fringant jeune homme, qui, malgré son masque, débordait d’un charisme que le président n’avait plus. C’était le Prince Napoléon, actuel prétendant au trône impérial, qui s’était d’ailleurs marié en la Cathédrale Saint-Louis des Invalides. Le Prince recevait le président : tout était dit.
On déposa une gerbe devant le tombeau de l’empereur, on prit quelque photo, et on retourna à la médiocrité.
Alors, porté par l’émotion suscitée par un tel discours, on relut l’ouvrage de Castelot et l’on put mesurer ce que deux siècles avaient fait au royaume:
« A Sainte-Hélène, l’Empereur avait prédit à ses compagnons :
– Vous entendrez encore Paris crier Vive l’Empereur !
Et la foule en voyant marcher maintenant derrière le cercueil ces vétérans de gloire les salue du cri qui, autrefois, sur les champs de bataille, faisait trembler l’ennemi, leur annonçant que Napoléon était présent – et qu’il allait les battre :
– Vive l’Empereur !
Grenadiers, chasseurs de la Vieille Garde, dragons de l’Impératrice, dragons de la mort, lanciers rouges, tous passent, bombant le torse, relevant la tête pour cette ultime parade, pour ce défilé de fantômes. Et le cœur de ces revenants bat à se rompre tandis qu’ils accompagnent leur Empereur vers le dôme étincelant d’or qui préservera désormais son sommeil éternel. »
(à suivre…)