Chroniques du royaume de France en l’an deux mille vingt-et-un. Semaine du 14 mars : de l’anniversaire de la peste coronale.
La troisième semaine de mars commença sous les auspices de la culture. On célébrait le cinéma français. On ignorait au demeurant qu’il existât encore. Pourtant, fort de son milliard de subvention annuelle, il produisait chaque année une poignée de films que l’on ne regardait pas, mais qui permettaient à quelques saltimbanques de remplir leur frigo.
On avait créé une académie dont le rôle était de remettre des lauriers, chaque année, aux meilleurs d’entre eux. Le laurier en question était en réalité un bloc de métal compressé que l’on devait à César : le sculpteur, pas à l’homme politique.
La cérémonie était essentiellement l’occasion pour les plus âgés de faire la sieste. Le rythme avait été fixé des décennies auparavant. Des discours, des remerciements, un peu d’indignation politique et un saltimbanque qui viendrait protester. De quoi ? De sa condition, de sa rémunération, peu importe, personne ne le savait vraiment. Il suffisait qu’il fût là pour que la tradition fût respectée.
L’académie avait connu un trouble certain l’an passé. On avait accusé son directeur d’être un despote. On lui reprochait son manque de diversité, son arrogance, sa gestion calamiteuse. On voulait entrer dans le monde de demain, et lui, vitupérant, en barrait la route.
Quatre cent saltimbanques écrivirent une tribune dans une gazette du soir pour dire leur mécontentement. On les écouta : le directeur despote fut remercié et le monde nouveau put enfin advenir pour la grande famille du cinéma.
Ce soir-là, on se rassembla donc pour regarder la cérémonie, et voir, avec des paillettes aux coins des lèvres et des rêves dans les yeux (et inversement) à quoi ressemblait le nouveau monde du septième art français.
On ne fut pas déçu. On discourut, on remercia, on s’indigna un peu politiquement.
Arriva alors l’heure du saltimbanque isolé entrant en sa revendication.
On vit surgir une dame habillée d’une peau d’âne. Stupeur chez les SPA-istes : était-ce une peau d’âne végane ? On pensa également à un hommage rendu au Sieur Jacques Demy. Point. La dame ôta la peau et l’on vit alors la sienne, maculée de sang, et sur son dos était écrit « rend nous l’art Jean » (tentative de paronomase). On défaillit dans l’assistance : il manquait un s à la seconde personne de l’impératif !
La dame portait comme seul habit deux tampons hygiénique du meilleur effet montés en boucles d’oreilles. Elle déclara n’en avoir plus besoin ; la foule comprit aussitôt à quel point elle critiquait la politique du gouvernement.
Plus tard elle déclara : « Moi, ma force, c’est d’être moche et populaire et vulgaire ». Un poète était né.
La même semaine avait également vu un grand événement culturel dans le domaine des chiffres. Les lettrés français, fâchés avec la numération, avaient réussi à maintenir une antique tradition romaine : on écrivait les chiffres vraiment importants avec des lettres. Les rois, les siècles, les arrondissements et les coupes du monde.
Mais voilà que les mathématiciens piaffaient : quel était donc cette toquade de vouloir dire le monde des chiffres avec des lettres ? Comment multiplier 3224 par 642 lorsqu’il fallait écrire MMMCCXXIV par DCXLII ?
Un musée, à qui l’on avait confié la muse de Paris, décida de faire travailler les calligraphes, et retira de ses murs tout chiffre écrit en lettre. Il fallut refaire pancartes, guides et notices. Qu’à cela ne tienne, le nouveau monde était à ce prix.
On s’esbaudit dans le monde des piailleurs. On se moqua, on ironisa. On retrouva une comédie en un acte de saltimbanques anonymes qui disaient déjà, il y a près de trente ans, « Louis croix vé bâton ». Louis XIV redevint soudain d’une actualité brûlante. Son nom caracola en tête des listes pendant quelques heures ; on ignorait si c’était pour le louer ou pour le plaindre. Son descendant, le vingtième, resta silencieux, mais continua à écrire son nom suivi de deux croix, montrant ainsi son extrêmement attachement au catholicisme romain.
Enfin, le dix-septième jour du mois de mars de l’an deux mille vingt-et-un marqua l’anniversaire de l’arrivée du virus.
Voilà une année que cet être sans masse, sans taille et sans vie s’était invité dans le royaume, déclenchant le premier enfermement.
Une gazette du soir, toujours optimiste, titra : « nous avons vu nos enfants grandir ». Une gazette du matin, chagrin, répliqua : «Le confinement peut provoquer des effets sanitaires plus néfastes que le virus».
Pour fêter l’événement, le chancelier (primus inter pares, vana sunt) décréta un mois de commémoration dans le domaine royal.
Un tiers du pays en fut à nouveau fort marri.
Il balbutia pendant une demie-heure dans le poste de l’ORTF. Un journal satyrique le cita pratiquement mot pour mot sans que l’on ne s’aperçut qu’il s’agissait en réalité d’une saillie contre lui : « il ne s’agit pas d’un confinement, mais plutôt d’une restructuration limitative d’une réorganisation structurelle des déplacements dans une nouvelle temporalité ».
Le royaume de France n’avait plus de frontières en ses bordures. Le gouvernement ayant horreur du vide, on décida que la frontière passerait désormais autour de chaque personne. Le chancelier demanda que l’on écrivit à la plume d’oie, blanche mais végane, un laisser passer que l’on présenterait a tout agent de la maréchaussée voulant deviser avec le passant.
On confia la rédaction du laisser passer à des docteurs ès lettres de la Sorbonne. Ils conçurent aussitôt une œuvre que l’on crut à première lecture être de Proust, tant les phrases étaient complexes et tout en hyperhypotaxe. A deuxième lecture, on comprit que c’était un charabia bégayant et un immense éclat de rire monta dans le royaume.
Vexé, et craignant quelques rixes, le chancelier renonça. Il bouda.
Alors l’exode commença du domaine royal. Les carrosses s’entassèrent sur plus deux cent cinquante des mètres vendus au kilo. On s’inquiéta dans les provinces. Allaient-ils arriver avec la peste coronale ?
L’histoire était à suivre…
Image : Par Auteur inconnu
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